Les trois points identifiés précédemment que sont la production d’image-objet, la présentation en exposition-whitecube et le marché de l’art sont chacun à leur façon des cadres visant à formaliser, et donc à limiter, les possibles de la création artistique. Ces contraintes donnent un espace précis à la pensée, lui indiquant les critères de ce qui est et n’est pas possible de mettre en œuvre. Il s’agit d’appareils normatifs et idéologiques.
Comme évoqué dans la première partie, Joseph Kosuth rate malheureusement une étape décisive en négligeant l’option de passer à un art où présideraient définitivement les concepts, permettant une pratique dans laquelle l’idée prime sur la forme et où les formes peuvent se réinventer en tout instant.
Si l’on regarde le mouvement de l’art conceptuel il est évident qu’il est celui ayant été le plus loin dans la minimisation extrême de l’objet d’art et tendant vers sa disparition. Les œuvres se réduisaient alors souvent à un texte, une déclaration, une situation, un certificat... Mais cette quasi-disparition a eu semble t-il un effet différent de celui que l’on aurait pu escompter. La réduction de la visibilité de l’œuvre donne, presque ironiquement, une importance accrue au contexte qui l’entoure. C’est ainsi l’espace de l’exposition qui fut donné à voir, comme si on le présentait lui même. S’en sont suivies de nombreuses œuvres pour qui l’espace d’exposition devenait l’œuvre elle même, tel un médium à part entière.
Plus qu’une critique de l’exposition ou de l’institution ce type de démarche a donné une sur-visibilité au whitecube qui n’est non pas mis en cause mais glorifié. Ce résultat, quasi dommage collatéral, me semble aller à l’encontre des idéaux partagés par les artistes du mouvement conceptuel, et plus encore une occasion ratée pour l’art de se redéfinir. En effet une fois la disparition de l’image-objet, pourquoi y a t’il encore besoin d’un lieu spécifique pour son existence ? Le vide laissé n’était pas destiné à célébrer son contexte. Le vide était une liberté nouvelle, une liberté de déplacement inespérée. Telle la case laissée vide dans le jeu du solitaire, ce vide était la possibilité d’une mise en mouvement et d’une série d’agencements inattendus des pratiques artistiques.
Est ce par facilité que l’art contemporain semble se complaire entre ces trois jalons et végéter dans le rôle qui lui a été accordé ? Pourrait-on envisager un art émancipé ? Un art ne pouvant plus se satisfaire de l’espace comprimé qui lui est accordé par la société ? Un art, une façon de penser et de faire qui agissent et assument la singularité de leurs existences ?
L’art infra-visuel se veut recueillir les pratiques mutantes, souples, adaptables, déviantes, flexibles, pouvant surgir où elles veulent sous l’aspect qu’elles veulent. S'éloigner du règne du visuel et se détacher du format de l’exposition c’est frotter l’art à la vie et la réalité même, des élèments qui ont été souvent envisagé mais qui semblent lui avoir toujours été refusé. Plus encore, si l’art veut se détacher de ces carcans c’est pour donner une plus grande importance à la pensée et lui offrir la liberté qu'elle mérite. Combien d’artistes semblent vouloir absolument réduire leurs sujets, leurs points de vue –pourtant intéressant – à un énième image-objet ? Un rendu formel, visuel, esthétique est-il le meilleur aboutissement pour chaque question ? N’est-ce pas ici un jeu de règles engourdissantes, pour ne pas dire contraignantes, et empêchant de s’exprimer de façon pertinente ? L’image-objet n’est pas forcément une mauvaise proposition. Elle est simplement trop souvent envisagée comme la seule valable. De même que la galerie n’est pas forcément à détruire. Elle se revèle même précieuse comme lieu d’attention ou de présentation pour les pratiques infra-visuelles, se transformant en plateforme-indicatrice. Mais elle ne doit pas être considérée comme une finalité. Car elle conditionne trop fortement les formes qu’elle accueille. L’exposition doit redevenir un acte parmi d’autres. La pratique artistique doit évoluer sans repère fixe, dans un univers aussi vaste que la pensée peut l’être. L'artiste doit être prêt à se mettre en danger et proposer des formes qui ne sont pas celles que l'art attend de lui.
L’infra-visuel cherche à créer des oeuvres en prise directe avec le réel, la vie de l'artiste, ou de son public. Un art qui récupère des formes, actions, structures déjà existantes pour s’y déployer, ou qui n'hésite pas à creer les siennes. On peut ici songer à un art prestataire de services, un art de situation, un art d’entreprise, un art social, un art-outil, un art de déplacement... basé sur l’intervention, sur la soustraction, sur la manipulation, sur l’erreur, sur le discours, sur le détournement, sur le retrait, sur l’échange et bien d’autres encore qui restent à inventer. L’infra-visuel est un art qui s’infiltre. Un art qui se dissémine et qui insémine. L’art infra-visuel est un art en rapport avec la société, un art mouvant, se passant en périphérie, là ou il n’est pas attendu. Un art en hors champs de l’attention. Un art sans l’illusion de la réalité mais devenant lui même producteur de réalité. Un art débarrassé de la passivité des symboles pour atteindre un état actif. Un art agençant des concepts et des idées pour provoquer la pensée.
Les deux points centraux soutenant l’idée de l’infra-visuel sont donc celle d’un artiste devenant un agent actif et mettant son imagination au profit d’une pratique artistique comme une forme d’activité expérimentale se superposant au monde.
En prenant une part directe avec des éléments considérés habituellement comme non artistique l’art acquiert sa véritable dimension : celle de grain de sable dans un univers trop bien huilé. L’art comme inflexion à même la vie pour en proposer une diffraction. En s’immisçant dans des zones qui ne lui sont pas destinées il permet de faire trébucher les esprits et de leur fournir une lumière, et donc une poétique -une politique ?- différente. Il se joue des structures et des mécanismes en inventant ses propres espaces émancipés. L’art infra-visuel s’oppose donc à l’uniformisation rampante de la société, à la catégorisation trop précise de chacun de ses éléments visant en premier lieu à limiter la vie elle-même. Si l’art infra-visuel épouse la vie c’est pour mieux en exhausser les saveurs.
L’art infra-visuel est donc avant tout un art conscient de lui-même et de ses possibles. Il repose sur un acte artistique devant trouver la meilleure forme pour exprimer au mieux son fond et ses explorations. Il doit ainsi réfléchir à ce qu’il exprime, comment il l’exprime et pour qui il l’exprime. La réalité est son principal médium et la vie devient matière première. L’art infra-visuel est un art à l’échelle 1 désirant exister hors des médiums et frontière que lui impose le monde de l’art actuel. En s’implémentant à même la vie l’art gagne enfin l’autonomie qu’il mérite.